Charles Le Borgne

Une famille française : les Le Borgne

UNE FAMILLE

FRANÇAISE

 

1735 – 1935

 

PAR

 

JÉRÔME & JEAN THARAUD

 

(Avril 1936)

 

O

n pourrait les compter chez nous les grandes firmes commerciales qui ont deux siècles d’existence. Mais dans l’Armement maritime français, je crois qu’il est unique le cas de cette compagnie qui fêtait, l’autre jour, dans une fête intime, sans ministre et sans discours officiels, son deux centième anniversaire.

Deux siècles de navigation sans que le pavillon des Le Borgne ait cessé un seul jour de se transmettre de père en fils ; deux siècles où, pas une fois, ni les pères ni les fils n’ont fait appel aux générosités de l’Etat, comme il arrive, hélas !, trop souvent dans notre marine marchande : il m’a paru qu’une telle réussite de l’initiative privée valait bien d’être signalée et citée à titre d’exemple.

 

On imagine ce qu’il a fallu de clairvoyance et d’énergie dans la même famille pour obtenir ce résultat à travers les multiples changements qu’a subis, pendant ces deux siècles, le commerce maritime. J’ajoute qu’il a fallu aussi du bonheur, car le bonheur entre comme un élément à part, impondérable et mystérieux, dans la réussite des choses. Mais cet élément capricieux, il faut savoir le saisit, et quand on le tient, le ménager.

Pendant deux cents ans les Le Borgne ont travaillé avec le bonheur.

 

 

 

 

A

u temps où, Charles-Jean Le Borgne envoyait, de la vieille ville de Fécamp, ses premiers voiliers au large, un armateur n’était pas, comme aujourd’hui un simple entrepreneur de transport, mais une sorte de négociant des mers. Les marchandises embarquées sur ses navires lui appartenaient en propre ; le capitaine allait les vendre et en prendre au loin de nouvelles, qu’il rapportait ou vendait en cours de route, suivant les occasions. Et comme, en ce temps-là, nous n’étions guère les amis des Anglais, fréquemment le bateau marchand prenait l’allure d’un vaisseau de guerre.

Dans le grenier du couvent des Capucins, devenu la propriété des Le Borgne à Fécamp, on trouve maints comptes de prises ; et dans le jardin, de vieux canons rappellent les jours héroïques où, de marchands devenus corsaires, les capitaines trafiquaient à coups de canon et à la hache d’abordage.

 

A la fête de l’autre jour, les anecdotes sortaient de toutes les mémoires sur ces temps légendaires. En voici une que racontait, avec sa bonhomie normande, un descendant du héros de l’histoire.

Un de ses ancêtres, matelot sur un bateau de Charles Le Borgne l’aîné, assistait pour la première fois à un de ces rudes corps à corps, dont Claude Farrère ou Paul Chack nous ont fait des peintures si saisissantes. Notre novice, terrorisé, goûtait fort peu ce pittoresque. Il, descend au fond de sa cale et se tient coi pendant tout le combat. Puis, une fois le bruit apaisé, risquant un œil par le capot, avec prudence, il interroge : « J’ prenons-t-y, ou j’ sommes-t-y pris ?... »

Voilà encore un trait, tout simple, mais qui en dit long sur un époque.

C’était en 1802. Le Premier Consul passe à Fécamp. Il ne s’y arrête qu’une heure. C’est assez pour que Charles Le Borgne aille le trouver et lui dise : « Vous faites la guerre aux Anglais. Moi aussi. J’ai une grâce à vous demander : Dessolle est un excellent marin, dont j’ai grand besoin. Pouvez-vous, me le laisser ? »

Et le Premier Consul de répondre : « Puisque vous le désirez, gardez-le »

L’habile homme fut, d’ailleurs, le seul à obtenir, ce jour-là, quelque chose du premier Consul. En dépit des arcs de triomphe et des belles harangues préparées pour le recevoir, il ne fit que passer, sans même daigner faire un détour pour visiter le port. « Tout droit ! » cria-t-il au cocher. Et longtemps les Fécampois gardèrent sur le cœur ce « Tout droit ! »

 

Passant en cabriolet

Tout dret

Dans Fécamp qui élévait

Bien dret

Un arc au marché des Halettes,

Vla-t-y pas qu’il dit : « Valet, fouette »

Et sans regarder, fait une pirouette

Tout dret !

Ah ! s’il revenait, s’il revenait,

Laissons le passer … tout dret !

 

 

Un homme étonnant ce Charles Le Borgne l’aîné, « Monsieur Charles », comme on l’appelait. Il menait à la fois ses affaires et celles de la ville, rédigeait le Cahier des doléances du Tiers Etat et de la Communauté de Fécamp aux Etats Généraux, armait ses bateaux pour la course pendant le Blocus Continental, et y la paix rétablie, lançait ses long-courriers sur les mers. Articles de Paris, étoffes, poudre d’or, défenses d’éléphant, cotonnades, etc., emplissaient la cale tour à tour. Une fois même, des sabots de bois. On en manquait au Canada. Il eut l’idée d’en envoyer là-bas toute une cargaison. On vendit les sabots et, avec l’argent du marché, on acheta des peaux. Elles rapportèrent 700.000 francs, c’est-à-dire cinq ou six millions de notre monnaie d’aujourd’hui. Voilà des sabots bien vendus ! « Monsieur Charles » aimait ces affaires-là !...

Le Blocus Continental ayant privé la France de charbon anglais, et les gisements du Nord étant encore inconnus, notre homme, toujours entreprenant, eut l’idée d’amener par bateau à Rouen, à caudebec, à Lillebonne, les charbons de Saint-Etienne. Cela nous paraît aujourd’hui une entreprise bien simplette. Mais elle nécessitait alors beaucoup d’audace et d’imagination.

 

A ce train, il avait gagné une grosse fortune, dont toute la ville profitait. Il bâtissait, administrait. On le voyait tout à la fois vénérable de, la loge maçonnique la Triple unité, et président du conseil de fabrique de l’église Saint-Etienne ! Que les temps sont changés ! Et elle sent aussi son époque, l’oraison funèbre de Monsieur Charles !

« Sublime émulation ! s’écriait l’orateur, sentiment vainqueur de tout ce qui rabaisse l’humanité, et conservateur de tout ce qui l’élève et l’honore : c’est ton empire que je viens affirmer ici par la peinture des vertus que déploya l’ami dont nous célébrons la mémoire. Assez longtemps nos larmes ont coulé sur le triomphe orgueilleux de la Mort. Maintenant, que nos âmes saisies de ce noble transport que l’émulation inspire, s’approprient les vertus dont il fut le modèle. Ainsi changerons-nous un jour de deuil en un jour utile à l’humanité ! »

 

 

 

 

 

  

 

L

a chance ne sourit pas également à « Monsieur Augustin ». Monsieur Augustin eut le malheur de voir couler ses deux plus beaux bateaux. Ce fut pour lui un vrai désastre.

Pourtant, il ne perdit pas courage et en arma quatre autres, dont les noms lui portèrent bonheur : c’étaient les noms de ses enfants. L’un s’appelait La Courageuse Eugénie, parce qu’Eugénie s’était fait arracher une dent sans pleurer. L’autre, L’Aimable Célina, parce qu’elle était, de ses trois filles, celle qui faisait le plus de grâces. Le troisième, La Bonne Elisa, car Elisa donnait tout son argent aux pauvres. Et le dernier, Le Jeune Augustin, parce qu’après avoir longtemps cherché une qualité à Augustin, on ne lui avait trouvé que la jeunesse.

 

Or, ce jeune Augustin, qui montait à cheval au troisième étage de la maison (mais il fallait ensuite faire descendre la bête par la fenêtre, sur un palan ! » se révéla, vers quarante ans, un administrateur hors de pair. Avec lui, la fortune avait repris la barre. Armement, pêche à la morue, charbonnages, grands travaux publics dans les ports, il mena tout cela avec la même fougue qu’il faisait monter à son cheval les trois étages de l’escalier. Mais grâce au ciel, cela finissait toujours bien. A soixante-dix ans passés, il était toujours « le jeune Augustin », et se débarrassait des gens qui en avaient soixante, comme de vieillards fatigués qui avaient fait leur temps. Puis un jour, dégoûté de s’occuper toujours de ses propres affaires, il les passa à ses enfants et ne voulut plus s’intéresser, comme avait jadis son aïeul, qu’aux affaires de la vieille cité qui se l’était donné pour maire. Aux affaires de la vieille cité, et aussi à celles de l’Etat, car il était le type de ces hommes, qui, vers 1880, ont fait définitivement triompher une République qui jusque-là était si peu sûre du lendemain.

 

 

C

’est alors qu’apparurent dans cette famille balzacienne un nouveau « Monsieur Charles » et un nouveau « Monsieur Augustin ». Ce sont eux qui envoyèrent, les premiers, leurs bateaux dans l’étang de Berre, qui alors n’était pas ouvert à la navigation, pour y faire sécher leur morue au soleil du Midi. Mais voilà qu’un beau jour, quelqu’un enveloppe un morceau de morue dans un pan de sa chemise et s’aperçoit, le lendemain qu’elle était sèche. C’est un véritable miracle ! Monsieur Charles et son frère en profitent pour faire à Fécamp un cadeau comme ne lui en avaient jamais fait ni Charles Ier Le Borgne, ni « le jeune Augustin ». Dans leur ville pluvieuse, ils installent des sécheries, où la toile remplace le soleil, absorbe l’eau comme un buvard. Et c’est la fortune pour Fécamp, qui voit affluer dans son port les bateaux de Terre-Neuve ou d’Islande, qui naguère allaient dans le Midi pour faire sécher leur cargaison.

Après cela, sans ingratitude, « Monsieur Charles » pouvait quitter la ville où s’était faite la fortune de sa maison, pour s’installer à Paris. Il venait de mettre sur pied une affaire de charbonnages, qui devait devenir, par la suite, une des plus grosses affaires de charbonnages de l’Europe. Et Fécamp ne pouvait plus être le cœur d’une si vaste entreprise.

Peu de temps après la guerre éclate. En France, on manquait de charbon. Monsieur Charles refait à sa manière, ce qu’avait fait son ancêtre Charles Ier l’aîné, au temps du Blocus Continental.

Il commença par ravitailler Paris, complètement privé de combustible, en faisant venir d’Angleterre et des mines françaises qui avaient encore échappé à l’occupation de l’ennemi, tout ce qu’il put trouver de charbon. Il le mit à la disposition de l’Etat, et poussa le scrupule, et peut-être la coquetterie, jusqu’à n’en pas garder même pour son foyer familial ; pas plus d’ailleurs, qu’il ne céda à toutes les sollicitations dont il était l’objet. Un peintre célèbre lui offrait une toile ; la veuve d’un des plus fameux littérateurs du siècle dernier, un manuscrit ; le Roi du Monténégro, une décoration ; la femme d’un ministre, je ne sais quoi ; une sociétaire de la Comédie-Française, ses plus engageants sourires, auxquels elle ajoutait (le voyant enrhumé) une boite de délicieux bonbons : tout cela pour obtenir de lui quelques kilos de charbon. Il souriait, remerciait, mais restait inflexible. Il ne fit d’exception que pour les pauvres de son quartier. Par l’intermédiaire du maire de son arrondissement, il leur offrit gratuitement un stock qui n’était pas négligeable. Et comme il faut bien rire un peu, à quelque temps de là, le fisc lui réclama 80% de la valeur du charbon qu’il avait donné !

Mais il fit beaucoup mieux encore ! J’entends Monsieur Charles et non le fisc ! Il proposa d’installer à Rouen, pour les besoins de la défense, des ateliers de concassage, des fabriques de boulets et de briquettes pour les chemins de fer, analogues à ceux qu’il avait installés dans beaucoup d’autres ports et que sa flotte alimenteraient avec du charbon anglais. Il y avait à Rouen, des terrains magnifiques, mais l’Etat hésitait à les mettre en location, car ils appartenaient au fameux Hugo Stinnes. Il les obtient contre vents et marées, et comme au temps de ses ancêtres, ses bateaux, chargés d’assurer le ravitaillement, reprennent des airs de corsaires et s’arment de canons. Cinq d’entre eux sont torpillés ; mais le Saint-Antoine de Padoue, le Radium, le Charles-Le Borgne accomplissent imperturbablement leur besogne au milieu des pires aventures.

L’autre jour il était de la fête, ce capitaine Richard, qui, après avoir reçu cent cinq coups de canon d’un sous-marin allemand, était invité à Paris, au nom du Ministre de la marine, à venir recevoir à la Sorbonne la récompense qu’il avait bien méritée. Savez-vous ce qu’il répondit ?

« Impossible, Monsieur Charles. Remerciez bien tous ces Messieurs, mais je ne peux pas en ce moment ».

« Qui vous en empêche ? »

« Je fais mon cidre ! »

 

 

 

 

D

epuis la guerre, « Monsieur Charles », qui fêtait, ce mois-ci, dans sa propriété normande (qu’ils soient de Fécamp, de Saint-Malo ou d’ailleurs, les armateurs, comme leurs capitaines, habitent toujours quelque logis, bien à l’abri, au fond des terres), le deux centième anniversaire des Le Borgne, n’a plus voulu être qu’armateur. Il a créé, en Méditerranée, une flotte qui, pour le trafic avec les ports de l’Algérie, de la Corse et de la Tunisie, rivalise avec la Transatlantique, les Transports Maritimes et la Compagnie Mixte. Mais sa grande originalité, c’est de conserver à sa maison le caractère patriarcal qu’elle a toujours eu depuis deux siècles. Comme au temps où son aïeul envoyait au canada une cargaison de sabots de bois, il reste seul maître de ses navires. Pas de concessionnaires pour procurer du fret à ses bateaux : les services qu’il a dans les ports relèvent uniquement de lui et ne s’occupent que de ses propres affaires. Il fallait entendre de quel ton ses directeurs, ses marins, ses capitaines disaient l’autre jour, « Monsieur Charles ! » Et je trouve admirable que, dans un temps où toute entreprise un peu considérable devient cette chose sans visage qu’est une société anonyme, « Monsieur Charles » puisse dire, aujourd’hui comme il y a deux cents ans :

 - « La Maison Le Borgne, c’est moi, Monsieur. Causons, si vous voulez…

 

 

 

 

 



08/08/2010
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